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« APRÈS L’INCESTE, LE CHEMINEMENT DE LA PAROLE » (« Mais je dois d’abord vous dire que ça m’a gâché ma vie. »)

4

novembre

Inceste

( extrait d’une conférence faite lors d’un symposium sur l’inceste à Neuchâtel (Suisse) en février 2022 à partir de la parole de patients et d’analysants)

 

LE SILENCE

L’état commun des victimes d’inceste ?

On se tait moins par absence de souvenir (la question des faux souvenirs, soulevée par Élisabeth Loftus (le monde du 29/1/22)) que parce qu’il n’y a rien à dire, rien à évoquer, rien à penser et tout à oublier, de sorte qu’en réalité rien n’est advenu. Il ne s’est rien passé, il ne peut pas s’être passé quelque chose… et d’ailleurs, finalement, s’est-il vraiment passé quelque chose, « c’est si loin maintenant, peut être ai-je rêvé, inventé, imaginé ? »

Le silence délétère rencontré dans certaines psychothérapies est moins un « qu’est-ce que vous ne voulez pas dire ? » et plus « un qu’est-ce que vous ne pouvez pas dire ? »

Une femme à la cinquantaine me dira un jour : « je viens vous parler de ce que mon père m’a fait pendant l’enfance, je crois que maintenant je suis prête parce que j’ai élevé mes enfants, rempli mon rôle de mère, mais je dois d’abord vous dire que ça m’a gâché ma vie. »

Certaines, certains ne seront jamais prêt et emmèneront avec eux leur secret. « À quoi cela servirait-il d’en parler ? À mon âge ? À propos de quelqu’un qui est mort depuis longtemps, tout cela c’est du passé… »

Car c’est un secret, presque toujours présenté comme tel. Et un secret quand on est une personne honnête, fiable, on le garde et on le tait, même vis-à-vis de ceux qu’on aime le plus. Même si c’est un pacte avec le diable et surtout parce que c’est un pacte avec le diable. On ne le sait pas encore, mais on va le ressentir d’abord et surtout dans sa chair : on a pactisé avec le diable. Le diable n’exige pas des mots, il exige de la chair, l’âme a de la chair, est de la chair, et cette douleur de la chair qu’on va peut-être ressentir toute sa vie est la marque du pacte bien plus que son souvenir. Donc on se tait. Avec l’inceste on est marqué du sceau de l’infamie, c’est tatoué dans la chair. Faust pactise avec Méphistophélès à la fin de sa vie, en connaissance de cause, pourrait-on dire, mais ici, c’est au début de la vie, au tout début. Avec le sentiment que qu’une part de l’âme est vendue, corrompue, dès le début.

Pas le déni, mais au-delà : le blanc, le scotome, l’acouphène. Malevitch : « Carré blanc sur fond blanc ».

L’AVEU

Un jour, on parle, on dit, on vient dire. « On, pas encore : « je ». D’ailleurs n’est-on pas plutôt un « on » qu’un « je » ? C’est à voir, à examiner, à penser. Le diable encore. Le diable est là. Le diable est parfois dans les « on ».

Pourquoi un jour se décide-t-on à parler ?

« J’ai lu ce livre et je dois vous dire que moi aussi ça m’est arrivé. Voilà, ça m’est arrivé. Finalement on va pas en faire toute une histoire… C’est arrivé. »

—   Non, en effet, on ne va pas en faire toute une histoire, parce que ça n’est pas encore entré dans l’histoire, dans votre histoire.

« C’est au cours de mon analyse, c’est remonté, j’en avais jamais parlé à personne… »

« Mon copain m’a quitté, ça se passait mal sur le plan sexuel, je ne voulais plus de rapports. Mon oncle m’a abusé pendant trois ans ainsi que ma sœur. Je viens d’une famille italienne, j’en ai parlé à ma grand-mère, elle m’a flanqué une claque : ‘’tu n’as pas honte de dire des choses pareilles’’ ? »

« Je l’ai toujours su, oui je l’ai toujours su et je l’ai toujours tu ».

C’est un su à l’insu de soi. C’est ça l’inconscient. C’est là, insu et plein d’effets sur soi. Plein d’effets ravageurs et ravageant.

« Bon maintenant j’en ai parlé, et qu’est-ce que ça change ? »

Oui, c’est vrai qu’est-ce que ça change après tout ?

—   Ça change que vous allez peut-être pouvoir entrer dans votre histoire.

On « avoue » un inceste, un viol, un abus. On l’avoue comme le coupable d’un crime finit par avouer devant les flics ou devant le juge. Et si on avoue, c’est bien qu’on est coupable.

Parler de son inceste, de son viol, ça n’est pas juste dire, c’est avouer. Avouer, c’est dire quelque chose qu’on a caché, et si on l’a caché, c’est que c’est mal : « j’ai fait quelque chose de mal ».

Une saloperie avec laquelle le corrupteur corrompt sa victime.

 

LA HONTE et le DÉGOUT

« C’était pas quelqu’un d’autre qui s’est laissé tripoter, pénétrer ou à qui on a imposé des gestes et des actes qu’on ne doit pas faire, c’était moi, voyez, je l’ai fait. Regardons les choses en face, c’est moi, je l’ai fait. »

« On me dit que c’est l’autre qui est le vrai coupable, que je n’étais qu’une enfant, sans défense, que j’ai été abusée, qu’un adulte, un parent n’a pas le droit de faire des choses comme ça avec un enfant… C’est ce qu’on dit. Je suis d’accord avec ça, mais en réalité je ne le crois pas. Parce que si je le croyais, ça voudrait dire que je n’étais qu’une chose, qu’un instrument dans les mains d’un adulte. Et moi, même enfant, je n’étais pas une chose, j’étais un sujet, enfant, j’étais un sujet qui s’est prêté à tout cela. Alors oui, je ne suis pas coupable. Je n’ai pas de culpabilité, c’est vrai ; ce que j’ai, c’est de la honte, juste de la honte et le dégout de tout ça. »

La honte n’est pas la culpabilité et le dégout de soi la manifestation extérieure de la honte, son retour dans le sordide des détails. La honte recouvre tout, c’est le couvercle sur les mots, la parole, c’est le carré blanc sur fond blanc. La honte est de nature mélancolique. La honte, d’où qu’elle vienne, est le produit d’une désubjectivisation, d’un meurtre d’âme, comme dirait le président Schreber. Le diable, toujours.

Pour être coupable, il faut entrer dans l’histoire. La honte s’arrête au seuil. La honte s’entremêle au silence. C’est un arrêt d’être, comme le dégout : « je dois d’abord vous dire que ça m’a gâché ma vie ».

LA VICTIME

« C’est un salaud, je le sais. Il a fait la même chose à ma sœur, mais elle, elle ne veut plus en parler, pour elle, c’est de l’histoire ancienne. Ma grand-mère m’a flanqué une claque quand je lui ai dit ce que faisait mon oncle, son fils. ‘’Comment oses-tu dires de choses pareilles’’, tu n’as pas honte ? Non, je n’ai plus honte : c’est un salaud, une ordure. Mais je ne sais pas si je vais porter plainte, ça va ruiner ma famille, une famille italienne ; alors maintenant ma mère me croit, pas encore mon père, il continue à parler à son frère, mon oncle. Maintenant je sais pourquoi à chaque noël quand toute la famille se rassemblait chez ma grand-mère, j’étais malade… »

« Je dois vous dire que je suis constamment énervée maintenant que j’ai parlé de tout ça, et les hommes, c’est pas la peine, je les vois arriver de loin avec leur boniments, leur drague à deux balles, j’ai envie de leur flanquer un bon coup dans les couilles, voyez, ça leur ferait du bien… »

La position victimaire est ici inéluctable et nécessaire pour entrer dans l’histoire, se ressaisir de son « je », reprendre en main la machine subjective. Elle est juste et nécessaire quand elle est révolte, protestation, rébellion.

Son risque c’est l’enlisement dans une position d’invalidation hystérique, faite de symptômes, de plaintes, de passage à l’hypochondrie, en réalité plutôt rare dans les affaires d’inceste et de viol. Mais dans cette dernière occurrence, on peut considérer que le meurtre d’âme a réussi.

Mieux vaut militer dans les associations de victimes ou les associations féministes. C’est être entré dans l’histoire et s’en faire une. Et ça peut suffire.

Ça peut s’arrêter là. L’insu ne l’est plus, quelque part de l’inconscient est levée, et la levée du refoulement est laissée à ses effets.

 

L’AU-DELÀ DU PRINCIPE DE PLAISIR

Certaines ou certains s’aventurent au-delà.

« Je dois vous dire que ça m’a gâché ma vie. Je n’ai jamais eu de plaisir avec mon mari. Je n’ai jamais eu de plaisir avec aucun homme. Je suis obèse, ça me protège, ça m’a toujours protégé de la séduction masculine. »

Au-delà, c’est toucher la structure même de la mécanique de l‘inceste, au problème de la jouissance.

« Le problème terrible, c’est qu’il y avait du plaisir là-dedans. Je ne voulais pas qu’il vienne, j’en avais peur, je ne voulais pas de sa venue, non, et c’était notre secret. Je savais que c’était mal, j’ai toujours su qu’il ne fallait pas, qu’il fallait dire non, non et non. Mais je ne pouvais pas, et puis il y avait du plaisir. Maintenant quand mon copain me touche, je me dis que je n’y ai pas droit, c’est idiot, mais je pense que je n’y ai pas droit. »

Il faut rentrer à pas feutrés dans le dispositif incestueux lui-même, laisser dire, peu dire soi-même mais être là sans se glisser dans la position du voyeur, s’interdire toute jouissance dans cet endroit qui touche au cœur de notre métier : écouter et entendre l’autre. Une position très difficile presqu’impossible, presqu’intenable.

Le problème essentiel rencontré ici, c’est tous les incestes ne sont pas des viols et mêmes que certains viols avérés ne sont pas des viols. Parce que parfois — devrait-on dire, malheureusement ?­ —  il y a du plaisir.

On ne peut pas dire ça partout et encore moins l’écrire. Mais le cabinet de l’analyste, le bureau du psychothérapeute ne peut être un partout, ne doit pas être un partout.

Bien sûr que l’inceste est un viol, et un viol, un viol, et justement parce qu’il y a du plaisir ! Seulement voilà : il y a l’ambivalence humaine, trop humaine…

Est-ce que sans lui, le plaisir, ce serait plus simple ?

Oui, bien sûr : mieux aurait valu, un bon coup de couteau. Un crime simple qui sépare franchement l’agresseur de l’agressé. Celui qui le reçoit n’en éprouve en général aucun plaisir.

Il se pourrait qu’on y trouve du plaisir dans ce lien forcé, caché, tissé, enclot plus que forclot et même à ce lien lui-même, à s’aventurer dans ce territoire interdit. Alors ce plaisir déjà socialement toujours si proche de l’interdit, se mue en une chose obscure, encore plus cachée et dissimulée d’autant qu’elle est plus interdite et que — et là ça devient vraiment terrible — de cet interdit, on peut en jouir.

C’est à ce point parfois que la perversion engendre la perversion : prendre ce plaisir à jouir de l’interdit et de sa transgression. Mais à reculer brutalement avec horreur devant ce territoire, cette contrée de la perversion, certaines, certains aussi, se condamnent à une vie ou l’on se doit d’éviter tout plaisir par crainte de la jouissance : « mais je dois d’abord vous dire que ça m’a gâché ma vie. »

Alors oui, il est parfois nécessaire d’aller interroger l’énigme du plaisir et de la jouissance. L’au-delà du principe du plaisir, vous savez où cela conduit : à la mort. Le meurtre d’âme est à ce point.

Lévi-Strauss s’interrogeait sur cette universalité de la prohibition de l’inceste, inceste d’ailleurs qui prend des formes très diverses selon les cultures et les civilisations, au point que c’est la manière dont les sociétés l’établit, la définit, qui la façonne. Il ne croyait pas au mythe freudien de la horde. Il y avait là pour lui, un mystère des origines. La prohibition de l’inceste sépare la nature de la culture, l’acte du fantasme, le réel du symbolique.

(C’est ainsi qu’il faut comprendre le mythe du paradis perdu : on ne rentrera pas dans l’histoire si l’on dévore par avance la connaissance et si l’on veut jouir ad infinitum du jardinier et de sa création. Les mystiques le tentent, mais n’y parviennent que tout à fait temporairement.)

Au fond la prohibition de l’inceste apparait comme une décision très arbitraire mais décisive, un coup de dé qui abolit le hasard de la sauvagerie. Une décision sans raison qui fonde la raison. La prohibition de l’inceste est comme la rose d’Angelus Silesius, sans pourquoi. Mais elle ouvre au pourquoi, c’est-à-dire à l’histoire. La quête du pourquoi, c’est entrer dans l’histoire.

Soyons sans illusion : nous usons et surtout jouissons des autres, nos semblables, comme des choses. Nous jouissons de leur savoir, de leurs compétences, de leur beauté, de leurs corps, de leur plaisir et nous les sous-payons pour cela, le plus souvent. C’est ce qu’on appelle, semble-t-il, le capitalisme. Il existe un reste à ce que nous donnons en échange pour cela, un reste dont nous sommes de perpétuels débiteurs et celui qui n’est pas conscient de ce reste s’appelle un prédateur.

Celui ou celle parfois, par qui l’inceste arrive est un prédateur, une prédatrice. Il exerce une prédation extraordinaire ou supplémentaire. Il jouit de ce reste même, de ce reste subsistant dans toute relation à l’autre et le dévore. Il dévore la possibilité qu’à son objet à partir de ce reste de rentrer dans l’histoire, il l’empêche d’être un autre, c’est-à-dire un non semblable. Il lui dévore sa capacité à construire une intimité, ce moment rare de nos vies humaines où avec un autre, présent ou absent, s’établit un temps souvent bref, une sorte de relation sans reste, un entretemps du désir.

Le diable, quand il vous vole votre âme, n’autorise pas d’histoire. En tout cas cette histoire-là.

À partir de ce point, il y aurait beaucoup à dire sur le transfert dans l’analyse de ces situations. Comment dans la situation analytique si propice à la reconstitution de la scène incestueuse, se déprendre du côté de l’analyste de toute jouissance et de tout voyeurisme sans même parler des passages à l’acte qui se révèlent des catastrophes symboliques replongeant les intéressés dans leur incapacité à rentrer dans l’histoire ?

Car n’est-ce pas justement parce que la scène analytique autorise quelque facilité in vivo à reconstituer la scène incestueuse qu’elle a quelques potentialités pour l’explorer ? Il n’y a qu’un pas à franchir pour passer de la scène analytique à la scène incestueuse et le thérapeute, l’analyste doit y parvenir parfaitement présent à ce fait.

CONCLUSION

Rentrer enfin dans l’histoire, c’est proclamer : « Il n’y aura pas d’oubli, l’oubli, c’était avant ! »

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