Brèves remarques psychopathologiques sur la notion de victime
3
octobre
« Vous dites qu’il n’y a pas de mal. Il y a pourtant celui qu’on subit, celui dont on est victime. Ceux qui sont victimes ont-ils su vraiment faire ce qu’il fallait pour ne pas l’être? » (Daniel-Rops, Mort où est ta victoire ?, 1934, p. 152).
• La femme de l’aviateur
Il y a une quinzaine d’année, dans le cadre d’une expertise, une dame déjà âgée qui souffrait de somatisations diverses me raconta l’histoire suivante :
En 1944, peu de temps avant le débarquement allié en Normandie, elle hébergea dans le grenier de la maison familiale un aviateur anglais tombé derrière les lignes ennemies. Pendant quelques jours elle s’occupa de cet homme contre l’avis de ses parents et de son père en particulier qui craignait d’être dénoncé à la police allemande. Finalement l’aviateur pu être récupéré au bout de quelques jours par la résistance française et quitta le lieu où la patiente l’avait caché. Mais quelques jours après, la patiente fut arrêtée par la Gestapo, incarcérée et torturée. Elle ne fut relâchée que dans la confusion créée par le débarquement et put regagner sa famille.
On comprenait vite, à l’écouter, que cette histoire constituait la grande affaire de sa vie. Elle ne s’était jamais mariée, avait vécu une vie routinière et s’était retrouvée assez jeune en invalidité, touchant une pension d’ancien combattant qu’elle tentait régulièrement de faire relever.
Elle n’avait jamais consulté de psychiatre ou de psychologue, et attribuait l’essentiel de ses troubles somatiques aux séquelles laissées par les tortures subies à l’époque. Elle se montrait à la fois avide d’une reconnaissance qu’elle n’avait jamais obtenue de façon suffisante et soucieuse de convaincre son ou ses interlocuteurs de la situation de victime dans laquelle elle n’avait cessé de se trouver depuis lors.
Les habitués de la clinique de l’hystérie telle que l’enseignait Lucien Israël[2] n’auront pas de mal à retrouver dans cette vignette clinique le tableau assez classique de « l’hystérie dépassée » où rien ne manque : de la conversion proprement dite, à la scène oedipienne, de l’amour impossible et inaccessible à la commémoration psychique d’un fait de gloire qu’il s’agit coûte que coûte de préserver de l’oubli… Mais en deçà de ces considérations, la notion de victime et la figure même de la victime, au sens psychopathologique reste à interroger. Si ce cas garde un aspect caricatural, il ne saurait à lui seul résumer l’ensemble des positions victimaires rencontrées dans la clinique. Il existe d’autres figures avec d’autres conséquences et c’est ce que ce court article voudrait montrer.
Lexique
La notion même de victime a subi bien évidemment quelques évolutions sémantiques. De la « victima » des Romains désignant un animal destiné au sacrifice, le terme prendra une acception plus large au XVème siècle en s’étendant à l’être humain, mais reste très peu usuel. Au XX° siècle, victime désigne une personne ayant subi un grave dommage ayant éventuellement entraîné la mort (que le mot anglo-saxon casualties désigne explicitement). Peu à peu « victime », caractérise toute personne ayant subi un dommage du fait d’autrui ou d’une catastrophe ou une personne «qui peut se prétendre personnellement lésée par l’infraction ». C’est ainsi qu’en France le mot victime entre en 1970 dans le code de procédure pénale et qu’en 2000 est reconnu un statut légal de victime (loi du 15 juin 2000). Une science prend son essor : la victimologie, venant consacrer le militantisme associatif forgé autour des aides et des droits aux victimes. Dans les hôpitaux des services chargés d’accueillir les personnes victimes naissent un peu partout (souvent dans le cadre de la médecine légale) et la police elle-même finit par mettre en place des dispositifs d’accueil des victimes alors que dans chaque département surgissent des cellules d’urgence médico-psychologiques tournées essentiellement vers les victimes des diverses catastrophes de l’actualité.
Les victimes ont des droits, des exigences, des structures qui leur sont propres et les démocraties modernes se doivent de se pencher sur elles : personne ne comprendrait qu’un chef de gouvernement ne se déplace pas au chevet des victimes d’un spectaculaire accident de la route ou ne vienne sur le lieux d’une catastrophe aérienne.
Phénoménologie
Le statut juridique est le signe d’une reconnaissance par l’état et donc par l’ensemble de la communauté française d’un droit à se proclamer victime et d’entamer les procédures nécessaires à l’acquisition de ce droit. C’est là un point décisif car d’un point de vue phénoménologique ce que réclame celui qui se déclare « victime » c’est précisément une reconnaissance par autrui de ce statut. La reconnaissance de ce statut juridique vient donc légaliser la revendication subjective de la personne victime.
Evidemment cette revendication subjective est intrinsèquement liée à la psychopathologie même du sujet victime : celui-ci, on en reparlera, cherche à montrer à autrui qu’il est une victime, c’est un premier moment de cette position psychique, et cherche secondairement de manière plus ou moins explicite à obtenir des réparations ou des compensations. La victime fait état d’une perte (de jouissance) dans laquelle elle n’est pour rien, et qui sonne donc comme une parfaite injustice. La victime est donc toujours innocente (l’innocente victime est un pléonasme) et la responsabilité de ses souffrances est toujours à mettre alors sur le compte d’un bourreau ou du destin…
Dans un monde où la rationalité repousse à ses confins le destin, la reconnaissance d’un statut légal de victime déclanche assurément la recherche d’un bourreau et à défaut, d’un responsable dont la figure éclipsera à peine la précédente, en tout cas un agent du mal.
Car la dépossession et la perte de jouissance dont se prévalent les victimes, les rabattent aussitôt vers une sorte de passivité qui est la part muette de leur souffrance : bousculée par le destin quelle que soit sa forme, la victime ne peut au mieux que protester contre son sort et exiger d’éventuelles compensations. Pourtant son sort reste indépendant d’elle et n’est que subi, au risque d’ailleurs que ce soit la passivité inhérente à chacun de nous (où le psychanalyste reconnaîtra une part de la pulsion de mort) qui devienne la figure injuste du destin comme on le voit fréquemment chez les adolescents abusés qui furent auparavant des enfants abusés.
Pour montrer cliniquement la fausse simplicité de cette position subjective maintenant donné par le statut de victime, il nous est apparu intéressant d’en distinguer trois déclinaisons au travers de trois figures classiques empruntées à la littérature.
Iphigénie
D’Euripide à Racine elle est la vraie figure classique de la victime. Elle incarne la victime sacrificielle par excellence : « l’innocente victime d’un destin aveugle ». Sacrifiée aux dieux par son père qui avait défié la déesse Artémis à la chasse, sa mort est la condition nécessaire pour que le vent souffle vers Troie et emmène la flotte achéenne. Iphigénie ne peut que se lamenter contre la cruauté de dieux et maudire le destin qui la fait naître à la mauvaise époque et au mauvais endroit.
Figure classique de l’injustice, elle oscille entre rébellion et résignation.
Iphigénie est le paradigme de la victime névrotique et peut être même de la victime tout court, qui n’y est pour rien ou ne s’y sent pour rien, inapte parfois, comme la femme de l’aviateur, à reconnaître dans ses malheurs le prix de son désir.
Dans certaines versions du mythe, Iphigénie est sauvée par Achille avec lequel elle s’enfuit ou par Artémis elle-même qui l’échange au dernier moment contre une biche. Malheureusement toutes ces victimes-là ne rencontrent pas leur sauveur, celui qui tout à la fois les reconnaît et se propose de payer leur dommage. Pour quelques mystiques, pour quelques héroïnes, combien d’hystéries dépassées condamnées à errer dans l’attente désespérée d’une reconnaissance qui ne vient jamais ou jamais suffisamment ? Pour quelques sujets qui parviennent à donner du sens à l’absurde, combien de troubles somatiques sur explorés et incurables, de revendications insatiables, de procédures d’expertises infinies, faute de ressources ou de circonstances ? C’est alors que celui ou celle qui se dit victime des affres du destin devient un sujet victime dont l’identité subjective se réduit cette simple étiquette. Statut dérisoire, qui pousse au délaissement tant nous avons horreur des perdants et surtout de ceux qui le proclament, statut misérable qui n’attire que la pitié, la commisération et parfois aussi le sadisme…
Justine
Celle de Sade[3] bien sûr (nous délaisserons la résurgence qu’en fait deux siècles plus tard, Lawrence Durrel dans « Le quatuor d’Alexandrie »).
Justine est la soeur de Juliette prétexte à un autre roman de Sade. Les deux sœurs se trouvent abandonnées par la mort de leur père et suivent deux chemins opposés. Juliette parvient à garder sa position sociale grâce au vice et à la débauche en usant et abusant de son corps pour parvenir à ses fins. Justine au contraire, se range du côté de la vertu et n’obtient que de risquer sans cesse de la perdre, en proie aux différents montages pervers de son entourage en particulier de ceux qui affectent de vouloir la sauver et l’aider. De ses efforts vertueux, elle n’obtient que des malheurs supplémentaires et surtout ne tire jamais la moindre leçon de ses souffrances et de la façon dont elle les a reçues. Son innocence incessante et outragée confine à la bêtise aux yeux du lecteur (et surtout à ceux du narrateur !), comme si le XVII ° siècle voyait inéluctablement s’effacer la figure de Job au panthéon de ses identifications édifiantes…
C’est qu’au fond Justine est une victime perverse. Le sadisme de ses soi-disant protecteurs flambe devant l’immensité de son masochisme. A l’inverse d’une Iphigénie aveugle à son désir et à celui de l’autre, Justine que chaque nouvelle avanie rend intacte à elle-même, jouit pleinement de se donner à la cruauté de l’autre et s’offre comme une sorte de sex toy à ses caprices, pour mieux s’en plaindre ensuite… et pour mieux recommencer.
Elle est la figure de l’éternelle victime qui n’apprend rien, ne retient rien et finit inéluctablement par exciter le sadisme thérapeutique de ceux qui, avec la meilleure volonté du monde (et surtout celle-là !), l’ont un jour pris en pitié. On la croise à l’hôpital, de séjours répétés en séjours répétés, sur fond d’abandonnisme, de carences affectives, de maltraitances anciennes. Peut être y lit on chez elle, une des racines du masochisme : mieux vaut s’offrir à la jouissance de l’autre que de se passer de tout lien avec lui.
Mouchette
La Mouchettede Bernanos[4] est l’ « affreuse victime ». Son suicide est l’aboutissement d’un long cheminement sous le ciel de la honte.
Plus que maltraitée, Mouchette est outragée. En but à la pauvreté, à l’alcoolisme de son père et à la maladie de la sa mère, Mouchette est, un soir, alors qu’elle s’est égarée dans la foret, violée par un braconnier : elle se noiera peu de temps après la mort de sa mère.
Mouchette, à l’inverse de Justine, ne jouit pas de la cruauté d’autrui et sort de plus en plus détruite des épreuves que la dureté de la vie lui impose. Mais plus que cela : Mouchette se sent coupable de ses propres malheurs, et pense les mériter. Sa vie s’organise peu à peu sur l’expiation de la faute des autres.
Cette figure est assez récurrente chez certaines adolescentes, en particulier chez celles qui ont été violées, qui n’ont pas porté plainte, n’en ont parlé à personne et s’estiment profondément responsables de ce qui leur est arrivé. C’est souvent au décours d’une tentative de suicide, d’une hospitalisation et parfois longtemps après, d’une psychothérapie que le viol est révélé.
On est toujours surpris par le peu d’importance apparente donné à la personne du violeur ou de l’abuseur et, en contre partie, à la honte que cet acte a provoquée. Car il y a une indéniable dimension mélancolique dans cette façon de se couvrir d’opprobre et dans ce sentiment qu’il est presque impossible de survivre à ce qui est avant tout perçu comme une faute.
Trois figures du désir
Ces trois figures de victimes ne sont pas des archétypes. Elles révèlent plutôt des positions subjectives qu’il importe de mobiliser quand cela est encore possible. Elles déclinent au fond trois modalités désirantes que l’on peut ainsi cerner :
Iphigénie c’est le désir métamorphosé, le désir qui peut être aussi bien sublimé que somatisé, reflet du refoulement névrotique classique. Iphigénie s’inscrit dans la modalité désirante la plus commune et aspire à la reconnaissance de l’autre
Justine c’est le désir pervers, celui qui ne peut s’accomplir que dans la répétition de jeux sado-masochistes. La souffrance est l’écran de la jouissance et la reconnaissance revendiquée de sa position de malheureuse victime tient du leurre. Ces patientes se figent dans une position passive agressive et installent un piège redoutable pour les équipes de soins et les thérapeutes qui finissent par les sadiser et les rejeter.
Mouchette, ce serait le désir anihilé, la conséquence malheureusement classique d’un assaut pervers dans l’enfance ou l’adolescence. Le violeur d’enfant ou le séducteur pédophile ne font pas sulement effraction dans le corps de l’enfant, ils laissent derrière eux la conviction que ce qui a été subi, était mérité, d’où la honte qui en découle et qui confine à la mélancolie. Parfois, ultérieurement, cette position mélancolique se retourne en une position paranoiaque encore plus inamovible. A vrai dire cette dernière éventualité est le point d’aboutissement de de toutes les figures ci-dessus décrites, elle ne laisse plus beaucoup d’espoir thérapeutique.
« Un enfant est battu »
Il n’est possible que d’esquisser ici quelques directions de recherche concernant la façon dont considérer, sur un plan psychanalytique, cette problématique. Freud lui même, dans son texte classique « Un enfant est battu»[5] indique quelques perspectives : Comme toute position psychique la revendication victimaire touche à la fois au fantasme et à la question (complexe) du masochisme.
On se rappelle comment dans son article Freud retourne la sentence « on bat un enfant » par « un enfant est battu » et par « je suis battu/aimé par le père ». Rien n’est donc plus facile pour précipiter quelqu’un dans une position de victime que de faire effraction sur cette scène fantasmatique (où des fantasmes masochistes valent pour des sentiments incestueux) et de les réaliser par la séduction.
On objectera que bien des victimes d’accidents ou autres n’ont jamais été séduites et que cette psychopathologie ne vaut que pour le viol ou l’inceste, ce qui est exact dans l’absolu et approximatif en réalité. Les fantasmes d’invalidité ou de morbidité, la quête parfois désespérée de bénéfices secondaires est monnaie courante dans toute psychothérapie un peu soutenue.
La dimension masochiste en particulier, propre à chacun, reste un continent noir et explique bien des résistances au changement.
Il n’est donc pas si aisé d’aider les patients piégés dans cette situation à évoluer et à modifier leur position psychique.
Quant cette évolution est possible elle parait se faire en trois temps :
- le temps traumatique
- le temps de la reconnaissance
- l’émergence subjective
la phase traumatique
Elle est celle de la plainte et suit la scène traumatique proprement dite, mais elle peut la suivre des années après.
Elle est celle de la narration et de la plainte, plainte dont nous avons vu chez Mouchette ou Justine toute l’ambigüité. Elle est fréquemment accompagnée de symptômes primaires ou secondaires dont certain caractérisent ce que l’on appelle maintenant le stress post traumatique (PTSD) : pensées incessantes ramenant à la scène traumatique, ruminations la concernant, rêves récurrents de situation… Il existe de fréquentes manifestations de somatisations, voire des conversions qui les unes comme les autres contiennent mal une angoisse qui déborde de tous côtés.
On connaît maintenant l’importance de ne pas négliger cette première phase et d’y être attentif. La polémique demeure sur l’intérêt du defusing sur le débriefing mais dans notre expérience l’intérêt d’une écoute attentive, empathique, demeure, ainsi que l’acceptation par le ou les thérapeutes d’écouter de très nombreuses fois la même histoire racontée de la même façon. Cette répétition parois longue et monotone n’est pas toujours un signe de rigidité psychique, elle est nécessaire aussi, comme si cette plainte rapportée à un autre était métaphoriquement le temps laissé à un abcès pour se vider. Elle est tout aussi nécessaire pour passer au deuxième temps.
Le temps de la reconnaissance
Ce temps de la reconnaissance est celui qui donne au fond son identité de victime à celui ou celle qui se réclame de ce statut. Si la société donne maintenant des fondements juridiques à cette demande, chacun sait que ceux-ci sont rarement suffisants même si, comme se plaisent à le répéter les médias, ceux-ci acquis : « les victimes vont pouvoir commencer leur travail de deuil ». Car, sans vouloir se lancer ici dans une psychopathologie de la reconnaissance, force est de reconnaître que de reconnaissance il n’y a jamais assez parce que celle-ci est avant tout une revendication subjective qui outrepasse une simple reconnaissance sociale.
Je ne suis pourtant pas de ceux qui pensent que l’acquisition d’un statut juridique de victime fige les intéressés dans une position inamovible de façon systématique. Il faut être prudent dans ses interprétations, et si un certain nombre de sujets s’enferment dans une quête de rente infinie, d’autres au contraire, ressentent un apaisement substantiel qui leur permet d’évoluer favorablement.
Mais cette phase de reconnaissance est en tout cas émaillée de nombreux états psychiques contradictoires, en particulier une alternance de révoltes, de culpabilisations et de résignations, qui, comme dans le temps précédent, constituent des étapes indispensables au cheminement psychique des patients.
Ce temps de la reconnaissance est parfois long à obtenir (notamment chez les adolescents victimes de viols ou d’abus sexuels) et s’accompagne d’éventuels passages à l’acte souvent auto agressifs, devant lesquels il convient d’être vigilant. Dans ce temps de la reconnaissance les actes, qu’ils soient judiciaires, familiaux, professionnels… vont peser lourd sur la suite de l’évolution et modifier ou non la culpabilité importante qu’une telle phase va mobiliser chez les patients.
Phase subjective
On l’a dit et répété : la position de victime est une position passive où l’attente d’une éventuelle reconnaissance prédomine.
Vient un temps cependant où le sujet parvient à dégager son identité subjective des aléas de son histoire personnelle. D’un fait subi injuste et étymologiquement « insensé », certains sujets vont tirer parti ou tout au moins les réintégrer dans une trajectoire de vie qui sera alors moins brisée qu’infléchie.
Cette phase est donc une phase d’engagement actif et personnel par le biais d’une psychothérapie ou de décisions existentielles qui vont modifier substantiellement la vie précédente et au cours de laquelle le sujet redevient sujet de son histoire à laquelle est désormais intégrée de manière sensée quelque chose conçue auparavant comme absurde et violent.
Il est clair que tout le monde n’y parvient pas et qu’il est plus facile d’y parvenir quand on se trouve dans la position d’Iphigénie que dans celle de Justine.
Passer cette phase implique (par l’intermédiaire d’une psychothérapie ou non) d’avoir abordé (y compris sans l’expliciter) le nouage entre fantasme et trauma, et l’ambiguïté qui s’en dégage. C’est à cette condition que l’on peut redonner ou plutôt créer du sens à l’insensé du trauma.
Mais il faut insister à nouveau : malgré l’agacement que la phase précédente peut provoquer chez les proches ou le thérapeute, il n’y aura aucun temps de reconstruction subjective sans la « traversée de la reconnaissance ».
L’innocence du désir
Ce que l’on appelle communément « la prise en charge des victimes » a indéniablement fait des progrès ces dernières années. Le renouvellement des travaux sur le traumatisme, la meilleure connaissance de ses conséquences psychiques, permettent de mieux cerner une psychopathologie de l’ « être victime » dégagée de considérations plus ou moins moralisantes ou trop aisément rabattue sur la psychopathologie de l’hystérie qui historiquement d’ailleurs entretient des relations troubles avec la notion de trauma.
Le rôle du thérapeute est mieux précisé. Une écoute distante, neutre et bienveillante ne saurait suffire, au moins dans les deux premières phases de plaintes et de reconnaissances. Il convient de supporter tout ce qui se dégage de monotone et de répétitif en se souvenant que cette répétition est essentielle même et surtout si elle est à la limite du supportable (je me rappelle ainsi avoir du supporter pendant des mois un patient décrire minutieusement l’état de putréfaction du cadavre de son père que l’on avait découvert noyé dans un réservoir à côté de son domicile).
Le but est d’éviter les fixations dans des positions intangibles de revendication et de trop grands bénéfices secondaires, ce qui est loin d’être aisé, mais qui ne peut se faire tant qu’un transfert suffisant n’a pas été établi. Ajoutons d’ailleurs à ce sujet, que les patients perçoivent très vite du côté du thérapeute s’ils ont été ou non « reconnus ».
A terme une question importante demeure : tout victime n’est-elle pas au fond atteinte dans l’innocence de son désir ?
Car le désir pour se manifester comme tel doit toujours être entaché d’une certaine naïveté et c’est à ce niveau là que se jour la scène traumatique. Toute victime est peut être la victime de l’innocence de son désir.
[1] Ce texte est une suite de réflexions entamée dans le cadre du service des urgences psychiatriques au CHUV de Lausanne (Pr F. Stiefel. ), il est dédié à tous les collaborateurs qui ont participé au quotidien de l’accueil des patients.
[2] Israël L., l’hystérique le sexe et le médecin, Masson, Paris, 1976.
[3] Sade D.A.F., Justine ou les infortunes de la vertu, le livre de poche, Paris, 1977.
[4] Bernanos G., La nouvelle histoire de Mouchette, Pocket, Paris, 1998.
[5] Freud S., « une enfant est battu, contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelle » in Névrose, psychose et perversion, trad. sous la dir. de Laplanche J, P.U.F., Paris, 1973.
(Paru dans “Nervure” avril-mai 2011)