“ECRIRE POUR ÊTRE” A L’ADOLESCENCE
11
février
“…je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui écrit…” (T. Bernhard)
Les productions écrites de toutes sortes (poèmes, journaux intimes, lettres…) sont très fréquentes à l’adolescence. J’ai choisi pour tenter d’en percevoir certains effets, de mettre en résonance la relation aux mots, et à l’écriture en particulier, qu’ont deux écrivains célèbres avec leur enfance et leur adolescence.
L’écriture, (en tant qu’elle est besoin implacable de mise en mots et effort pour les agencer selon les lois courantes de la syntaxe), a une fonction précise et commune pour chacun d’eux, bien que divergente dans ses conséquences. Disons tout de suite qu’elle est tentative d’inscription. De quelle inscription s’agit-il ? Pourquoi et pour qui écrire ? C’est ce que j’aborderai brièvement.
Ces deux hommes qui ont voué une grande partie de leur vie aux mots, ont eu des existences radicalement différentes, mais avaient deux points en commun : leur œuvre littéraire a été légitimée de leur vivant, et surtout ils ont été chacun, dès leur plus jeune age, rejetés du coté de la branche matrilinéaire de leur famille et placés sous l’autorité de leur grand-père maternel.
Que cette structure familiale n’autorise en elle-même et à priori aucune conjecture ni prévision, est un préalable à poser. En revanche elle entretient chez eux, avec la question du “nom du père”, une proximité cruciale que va révéler leur écriture et surtout son impérieuse nécessité subjective : soit la façon dont ils vont s’autoriser à jouer des mots sur le monde qu’ils habitent.
C’est dans “Les mots” justement, que Jean-Paul Sartre, alors qu’il a une cinquantaine d’année et que son œuvre théâtrale et de romancier est à peu près close, se penche sur sa jeunesse et ce qui fut la genèse de sa vocation d’écrivain.
C’est à un âge identique que Thomas Bernhard livre au lecteur des “indications”, pour reprendre un de ses termes parmi les plus consistants de son art d’écrire, sur le cheminement douloureux de son destin d’homme dans une pentalogie autobiographique dont l’un des plus fameux opus s’intitule sobrement : “Un enfant”.
Et ces deux récits, encore une fois si dissemblables tant par la narration que par la narrativité, ont cependant en commun de désigner l’écriture comme la passerelle jetée sur l’abîme de leur subjectivité. L’écriture est chez chacun d’eux et pour des raisons différentes, la conjuration d’une catastrophe.
Absence du père et carence de la fonction paternelle
Sartre et Bernhard sont chacun écartés du père, de l’homme, de sa lignée et de son histoire, avec une première différence déjà : Sartre porte le nom de son père, Bernhard celui de sa mère. Union légitime très vite interrompue par la mort du père dans le premier cas, illégitime et honteuse dans le second. L’échec de chacune de ses unions se traduisant par un refuge des mères auprès de leur propre père ainsi qu’un don fait à celui-ci de leur propre enfant, don accepté et reconnu puisque provoquant des liens étroits et conséquents entre ces enfants et leur grand-père.
Ce remaniement familial transforme le lien maternel de Sartre en lien sororal : sa mère en réintégrant le toit paternel est redevenue fille, fille soumise, reconnaissante, dévouée, couchant dans la même chambre que son fils dont elle semble faire assez vite l’objet électif de ses ambitions et de son désir.
Chez Bernhard où le grand-père est écrivain et nécessiteux, c’est à la mère qu’est confié le soin de faire vivre à la fois le fils et les parents. Cette mère ne tardera pas à se remarier avec un homme que Bernhard appellera son “tuteur” et que la guerre va éloigner de son domicile pendant cinq ans. Ce tuteur ne reconnaîtra pas le jeune Thomas. Ce dernier sera pris dans un lien impossible et non résolu entre sa mère, qui en raison de sa faute échoue à se constituer mère de son fils, et un grand-père qui tout en ayant autorité sur son petit fils se refuse explicitement à assumer une quelconque fonction paternelle.
Dans les deux cas la marque de l’absence du père est visée :
- Pour Sartre sur un mode dénégatif : “La mort de Jean-Baptiste (le père) fut la grande affaire de ma vie : elle rendit ma mère à ses chaînes et moi elle me rendit la liberté” ou encore : “Eut-il vécu, mon père se fut couché sur moi de tout son long et m’eût écrasé”[1].
- Pour Bernhard c’est une autre affaire, il en sera honteux, mais surtout inconsolable au propre et au figuré : “…j’avais été fait ni vu ni connu…”[2]. L’enfant devient alors pour la mère deux fois coupable : à la fois le reproche permanent de sa faute et le visage de celui qui l’a fait fauter : “elle ne voyait en moi que trop nettement le destructeur de sa vie, c’était le même visage comme je le sais car, après tout, j’ai vu une fois une photographie de mon père. La ressemblance était stupéfiante”[3].
A la sorte de cocon qu’est l’environnement sartrien, répond la déportation dans le monde de Bernhard. L’un est un prisonnier, l’autre un exilé. Dans les deux cas la figure du grand-père reste pourtant le repère majeur, elle ne saura pourtant constituer à elle-seule une assurance suffisante de survie.
L’écriture comme recours face à la catastrophe imaginaire
Sartre s’accommode, dans une duplicité ressentie très précocement, de ses murs. Le manque du père provoque une réclusion imaginaire : à la mère les chaînes, au fils la liberté de rêver, de s’évader, dans les livres en particulier. Cette évasion est d’ailleurs encouragée : le grand-père professeur d’allemand est un lecteur puissant, athée, épris de philosophie, la mère, qui veut garder son fils par devers elle, lui procure des distractions littéraires peu dangereuses : des illustrés. Toute sa vie Sartre restera marqué par cette dichotomie : “aujourd’hui je lis plus volontiers les “Série noire” que Wittgenstein”[4].
Ce refuge qu’est l’imaginaire est avoué sans fard : “Enfant imaginaire, je me défendis part l’imagination”[5]. Le monde des livres est l’abord privilégié du monde tout court : “…la bibliothèque c’était le monde pris dans un miroir…”[6], d’où l’idée que ce sont les mots qui créent la réalité : “…j’allais du savoir à son objet ; je trouvais à l’idée plus de réalité qu’à la chose parce qu’elle se donnait à moi d’abord et parce qu’elle se donnait comme une chose”[7].
C’est l’imaginaire du grand-père que le jeune Thomas épouse sans hésitation ni choix. Il n’a pas la richesse ou l’étendue de celui de Sartre, et celui-ci tient en un mot ou presque : le suicide ou sa tentation[8], et l’abjection du monde. Le grand-père parce qu’il met en jeu la tentation du suicide et cette possibilité de mettre fin à l’inacceptable comme à l’impardonnable, est donc paradoxalement mais résolument une figure salvatrice et positive : “Mon grand-père me sauva du morne abrutissement et de la puanteur désolée de la tragédie de notre monde…”[9].
Mais tout l’imaginaire du grand-père est voué à l’inanité, à la destruction et au chaos, lui-même “aurait journellement menacé de se suicider”[10], cet homme écrivain et individualiste “donc inapte à occuper tout emploi”[11] ne cesse de fustiger toutes normes sociales, celles en particulier auxquelles la mère aspire : “les grands-pères créent le diable là où il n’y aurait que le bon Dieu”[12]. Il voit en son petit-fils un génie à cultiver et lui impose une scolarité tout en ne cessant de stigmatiser la bêtise et la destructivité des enseignants ; écrivain ignoré qui n’emmène dans ses différents déménagements que ses livres, il ne cesse de proclamer que “tout ce que l’on écrit est une insanité”[13].
Les deux grands-pères ont toutefois ce point commun : le livre comme objet de jouissance.
Cette édification subjective précaire aussi bien chez Sartre que chez Bernhard sera remise en cause dés lors qu’interviendra ce que l’on peut appeler une “catastrophe imaginaire” dans le monde des deux enfants.
Pour chacun des deux auteurs, c’est justement une scènette de théâtre enfantin qui les renvoie brutalement à l’insuffisance d’un monde suspendu au regard de l’autre.
Lors d’une représentation écrite par le grand-père pour des enfants, Sartre prend conscience que ses pitreries et ses vantardises n’amuse pas les spectateurs (il tira sur la barbe d’un des acteurs). Après s’être enfui, il ira grimacer devant un miroir : “Le remède était pire que le mal, j’avais tenté de me réfugier dans ma vérité solitaire, mais je n’avais pas de vérité (…) j’allais reprendre aux lumières mon rôle de chérubin défraîchi. En vain. La glace m’avait appris ce que je savais depuis toujours : j’étais horriblement naturel. Je ne m’en suis jamais remis”[14].
C’est au cours d’un séjour organisé par l’Assistance Sociale Nationale-Socialiste que le jeune Thomas se voit déguisé en ange et sommé de dire quelques phrases au cours d’une “pièce de Noël”. Il se révélera incapable de prononcer les mots demandés et sera expulsé de la scène : “tout avait marché, seul l’ange avait failli à sa tâche. Il était assis dehors en pleurs, dans le couloir, tandis que le rideau se baissait dans la salle et que les applaudissements crépitaient”[15].
Ces “scènes”, d’autant plus saisissantes que chacun des auteurs écrira ultérieurement pour le théâtre, ne sont pas de simples moments d’humiliation, mais l’échec de ce qui était déjà une tentative de sauvetage par une adresse à ce que l’on soupçonne être la jouissance de l’autre, l’échec de la représentation. Échecs bien différents d’ailleurs que la honte du jeune Sartre et que le mutisme du jeune Bernhard.
L’écriture va alors se révéler être pour chacun d’eux le moyen avoué, revendiqué, proclamé de se sortir de la catastrophe subjective. Chez Sartre, l’expérience de l’écriture succède presque directement à la scène plus haut mentionnée : “je suis né de l’écriture : avant elle, il n’y avait qu’un jeu de miroir ; dès mon premier roman, je sus qu’un enfant s’était introduit dans le palais de glaces. Écrivant, j’existais, j’échappais aux grandes personnes : mais je n’existais que pour écrire et si je disais : moi, cela signifiait : moi qui écris”[16].
Pour Bernhard le cheminement sera beaucoup plus long et sans doute beaucoup plus douloureux aussi, il y faudra l’épreuve de la mort de ses proches et celle de la maladie : “J’écrivais et écrivais, je ne sais plus, des centaines et des centaines de poèmes, je n’existais que lorsque j’écrivais, mon grand-père, le poète, était mort, maintenant moi, j’avais la possibilité d’écrire moi-même des poèmes (…) j’utilisais abusivement le monde entier pour le transformer en poèmes (…) je n’avais plus rien, je n’avais que la possibilité d’écrire des poèmes”[17].
Écriture et inscription
Resterait à appréhender la fonction, la place de cette écriture dans le champ subjectif de ces deux auteurs, mais également de celles prises, parfois momentanément, dans la vie d’innombrables adolescents sous la forme de poèmes, journaux intimes, correspondances diverses…
Faisons ici l’hypothèse que cette écriture vise une inscription subjective impossible à réaliser autrement et non réalisée à l’avance, pour eux. Par “inscription subjective”, je vise un nouage, l’essai d’une coïncidence entre le corps et le monde qui soit aussi un témoignage en vue d’une réappropriation. C’est aussi une tentative pour s’extraire d’un mode de relation spéculaire. Cette écriture-là a la fonction d’être une proclamation d’indépendance à l’égard du regard de l’autre mais vise aussi à insérer celui qui s’y exerce dans une relation d’altérité ; Sartre écrit : “on parle dans sa propre langue, on écrit en langue étrangère”[18] ou encore : “remplacer les bruits de ma vie par des inscriptions ineffaçables, ma chair par un style (…) être autre enfin, être autre que moi, autre que les autres, autre que tout”[19]. Cette inscription trouve ce que l’on cherche à tout prix à l’adolescence : une absolue singularité.
Bien-entendu cette singularité prendra la mesure de l’expérience antérieure et de la gravité du sauvetage à opérer. Pour Sartre, le captif de la mère, son enfant chéri jusqu’à la nausée, c’est une littérature de la liberté et de la remise en cause de l’ordre établi ; pour Bernhard l’exilé de la mère et l’oublié du père, c’est une littérature de la violence de vivre, de l’inacceptable et de l’imprécation, c’est en proclamant sa haine du monde qu’il s’accroche le mieux à lui, c’est en affirmant haut et fort la nécessité du suicide qu’il condescend à accepter de vivre : “aujourd’hui même si je sais que tout est d’une extrême incertitude, j’en ai moi-même la quasi certitude que je n’ai rien dans la main, que tout, en tant qu’existence demeurée, n’est qu’une fascination, bien qu’elle s’exerce perpétuellement et, il est vrai, sans interruption, aujourd’hui tout m’est passablement indifférent ; dans cette mesure au cours de cette partie toujours perdue, j’ai, dans tous les cas, gagné la dernière manche”[20].
Chez les écrivains, chez un certain nombre d’entre eux en tout cas, cette écriture-inscriptrice ne les quittera pas, elle est leur vie : parce qu’il y aura sans cesse à redire, à inscrire, et c’est le cas bien-sûr de Sartre et de Bernhard. Cette écriture surgie pour faire rempart à la catastrophe imaginaire, est à l’évidence symptôme, sinthome comme le disait Lacan, insistance d’un inassouvissement : l’inscrit est toujours à venir, à écrire.
Chez chacun d’eux il y a de façon marquante l’impossibilité d’accès à la branche paternelle de leur famille même si à l’évidence chacun trouvera auprés de son grand-père un appel vers le père. Pour Sartre il s’agit avant tout de se défaire d’une capture maternelle qui est aussi une clôture de l’altérité ; chez Bernhard, c’est sa place même d’existant qui est annulée. Tous deux vont utiliser l’écriture comme sauvetage, contre le suicide ou la folie et la faillite du lien imaginaire, tous deux vont affirmer naître de l’écriture, ce qui prend l’allure pour eux d’un baptême auto-administré.
Et c’est cette naissance symbolique qui pose ici le problème de l’écriture comme interrogeant la fonction du, ou des, noms du père. Chez Sartre, elle assure de façon vacillante une fonction de reconquête de la lignée paternelle, c’est celle des “chemins de la liberté” afin de ne pas rester dans la situation de l’idiot de la famille. Chez Bernhard, l’écriture est paliative, suppléante, contenant de justesse les oscillations paranoïaques et mélancoliques : d’où l’importance dans son œuvre des thèmes du froid et du gel, la force des imprécations ultimes lancées vers les autres, tous les autres, avant de disparaître. L’important c’est que cette écriture contient et évite finalement l’aliénation, que ce soit celle d’une identification au phallus maternel ou celle de la psychose clinique. Sartre et Bernhard sont des enfants élevés mais non adoptés, et l’écriture est l’exigence de leur adoption, devenir “fils de ses propres œuvres”[21] comme le dit le premier.
Chacun ira ainsi, presque dans les mêmes termes, avouer le secret de cette nouvelle naissance qui est aussi le secret de tous ceux pour qui penser à un sens ; pour Sartre : “…je fus amené à penser systématiquement contre moi-même au point de mesurer l’évidence d’une idée au déplaisir qu’elle me causait”[22], pour Bernhard : “c’est seulement parce que je m’oppose à moi-même et que je suis effectivement toujours opposé à moi-même que j’ai obtenu la capacité d’être”[23].
Les mots idolâtrés par Sartre et méprisés par Bernhard ont eu cependant pour chacun d’eux, dès lors qu’ils répétaient le mystère de leur inscription, cette vertu de faire de leurs maux une déraison de vivre.
* Texte repris d’une intervention à un colloque organisé à la clinique médico-universitaire Georges Dumas sur le thème : ‘L’adolescence prise aux mots/maux”.
[1]Sartre J-P., Les mots, Folio Gallimard, 1964, p. 18.
[2]Bernhard T., L’origine, La cave, Le souffle, Le froid, Un enfant, Biblos Gallimard, 1992, p. 406.
[3]Ibid. p. 421.
[4]Les mots, op. cit., p. 65.
[5]Ibid. p. 94. Sartre, à la suite des travaux de Merleau-Ponty, écrivit deux ouvrages sur la phénoménologie de l’Imaginaire.
[6]Ibid. p. 42.
[7]Ibid. p. 44.
[8]“le mot suicide était l’un de ses mots les plus naturels” L’origine, La cave, Le souffle, Le froid, Un enfant, op. cit., p. 416.
[9]Ibid., p. 412.
[10]Ibid., p. 437.
[11]Ibid., p. 439.
[12]Ibid., p. 412.
[13]Ibid., p. 473.
[14]Les mots, op. cit., p. 91.
[15] L’origine, La cave, Le souffle, Le froid, Un enfant, op. cit., p. 493.
[16]Les mots, op. cit., p. 126.
[17]L’origine, La cave, Le souffle, Le froid, Un enfant, op. cit., p. 326.
[18]Les mots, op. cit., p. 135.
[19]Ibid., p. 158.
[20]L’origine, La cave, Le souffle, Le froid, Un enfant, op. cit., p. 200.
[21]Les mots, op. cit., p. 141.
[22]Ibid., p. 204.
[23]L’origine, La cave, Le souffle, Le froid, Un enfant, op. cit., p. 197.