Théâtre : “L’après-midi de Leyde, la rencontre Mahler Freud”
4
novembre
COMÉDIE DRAMATIQUE
Un jour d’août 1910, le chef d’orchestre et compositeur Gustav Mahler traverse la moitié de l’Europe en train pour venir consulter Sigmund Freud qui passe des vacances en Hollande.
Mahler est un musicien au sommet de sa carrière, il vient d’achever sa neuvième symphonie et il lui reste un an à vivre. C’est un personnage tourmenté et ambitieux, assez solitaire aussi, qui ne peut créer qu’en s’isolant, et qui court après le temps.
Freud, de son côté, a encore une longue vie devant lui qui ne s’achèvera qu’après sa fuite du nazisme et son refuge en Angleterre en 1939. Sa méthode, la psychanalyse, est alors connue dans toute l’Europe, ainsi qu’aux États-Unis, et pratiquée par ses disciples dont le nombre ne cesse de croître. Il vient de faire paraître Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci.
Nous ne savons qu’indirectement ce dont les deux hommes, tous les deux issus d’une Vienne bouillonnante de créativité, ont parlé ; Freud ne s’étant confié sur ce sujet qu’à deux ou trois de ses collègues, et très brièvement. Mais cette rencontre, en ces circonstances, constitue de toute façon un choc culturel au sein d’un monde, celui de la Mitteleuropa, que la Grande Guerre s’apprête à anéantir. Il était donc tentant d’imaginer leur conversation, les interprétations de Freud, les réticences de Mahler, tout ce qui les rapproche et tout ce qui les divise.
Ce qui est sûr, c’est que Mahler a entrepris ce voyage à l’instigation de son épouse, Alma, car quelques semaines auparavant, il a reçu une bien étrange lettre…
Il est possible d’obtenir le livret de cette pièce pour 7€ merci d’en faire la demande par mail via ce site en me laissant vos coordonnées. Cette pièce se joue encore et à domicile: si vous êtes intéressé merci de me contacter via ce site ou sur : http://enapartetheatre.blogspot.com/
EXTRAIT :
(… ) MAHLER (pointant un doigt vers la fenêtre) : Attendez ! Vous entendez ?
FREUD : Qu’y-a-t-il à entendre ? Ce lointain vacarme ?
MAHLER : Cette rumeur, oui. C’est le bruit que fait la vie ! La vie même ! Mais c’est cela une symphonie, cela et la mer écumante, la danse des étoiles, les brisants irisés et étincelant à vous en couper le souffle. C’est juste cela qu’il faut saisir, il faut bâtir un monde par la musique !
FREUD (qui ferme quand même la fenêtre) : Je dois vous avouer qu’en matière de musique, je ne m’y entends guère. J’en jouis rarement. Elle m’est souvent importune, on la trouve n’importe où : au café, au restaurant, dans la rue. Bientôt elle sera dans les commerces… Elle vient à vous sans qu’on la choisisse. Les œuvres d’art, en particulier la peinture ou la sculpture, m’ont toujours fait une forte impression. Je peux m’y arrêter longuement, les contempler longuement et saisir les raisons pour lesquelles elles m’émeuvent tant… Mais la musique, je ne peux la saisir dans tous les sens du terme. Et si je ne la fuis pas, c’est elle qui me fuit. Pourquoi telle ou telle musique est-elle émouvante ? Je ne le sais pas.
MALHER : Je vois que vous vous imaginez que la peinture ou la littérature sont plus accessibles à l’interprétation que la musique. En réalité vous vous trompez : l’élément rationnel ne constitue que le voile qui recouvre toute œuvre d’art, le fond est quasiment inaccessible. Il y a là un élément proprement mystique où réside le mystère de toute création. Un élément attractif puissant, un appel essentiel. Goethe en faisait l’Éternel Féminin.
FREUD : C’est ici qu’il y a une différence essentielle entre vous et moi, Docteur Mahler. Ce que vous appelez l’élément mystique est un tour de passe-passe par où nous tentons de ruser avec l’inconscient. La vérité est tristement triviale. Ici, que vous le vouliez ou non, on retombe à nouveau sur la mère, votre mère, et le culte que vous lui vouez. Reste, c’est vrai, que la musique ne m’émeut guère en dehors de quelques souvenirs – souvent désagréables, d’ailleurs – susceptibles de s’y rattacher… Mais cela est insuffisant, m’est insuffisant. Ce doit être l’effet de ce que vous appelez la « musique pure ».
MAHLER : Ça ne vous gêne pas, Professeur, vous qui inventez une science qui s’enorgueillit de faire retrouver à des sujets des souvenirs tellement anciens qu’on les oubliés, et peut-être même des souvenirs précédant l’époque où nous étions capables de parler, ça ne vous gêne pas de botter ainsi en touche ? Il faut croire que la question vous embarrasse !
Tenez, il m’est arrivé, enfant, une chose étonnante : je vous ai dit, je crois, que mes parents se disputaient fréquemment ; enfin c’était surtout mon père qui s’en prenait à ma mère. Une fois, la dispute avait été si violente que j’ai fuit la maison parentale et suis sorti en courant dans la rue. Et là, je tombe juste en face d’un pauvre malheureux qui jouait O, du lieber Augustin sur son orgue de barbarie. O du lieber Augustin, vous vous rendez compte : tous les Viennois connaissent cette rengaine soi-disant datée de l’époque de la peste ! Mais moi là, seul dans cette rue, épouvanté par la violence qui, je le pressentais, allait se déverser sur ma mère…
FREUD : Chez vous la musique est donc indéfectiblement liée à la mère, à la douleur de votre mère, à son martyr… transformez tout cela en Eternel Féminin si vous voulez !
MAHLER : Et alors, qu’est-ce que cela explique ? Vous croyez que cette histoire a suffit à déclencher ma vocation de musicien et de chef d’orchestre, et que j’écris des symphonies pour adoucir le sort de ma mère ?
FREUD : Pas pour adoucir son sort, pour le célébrer !
MAHLER : C’est un peu court, vous ne croyez pas ?
Mais vous avez raison sur un point : la musique n’est vraiment pas votre affaire !
La musique est une matière que vous dites ne pas pouvoir saisir, mais c’est là justement sa force : sa fugacité. Une fugacité par laquelle défile la vie elle-même dans ce qu’elle a de violent, d’abrupt, de joyeux, de divin et naturellement, de mortel.
FREUD : De divin, avez-vous dit. Les thèmes religieux semblent avoir de l’importance pour vous, en particulier les thèmes chrétiens. C’est étrange tout de même, vous êtes Juif.
MAHLER : Ah, j’étais Juif ! Dieu sait que j’étais Juif ! On me l’a suffisamment reproché ! Mais je ne suis plus Juif, je me suis fait baptiser.
FREUD : Vous pensez vraiment que vous n’êtes plus Juif parce que vous vous êtes fait baptiser ? Mais qui va croire cela ? Qu’est-ce que cela signifie pour vous ce baptême, est-ce que c’est encore une forme de votre superstition, est-ce que c’est encore une manière de fuir, dans la rue chrétienne, la maison familiale ? (…)